Le Professeur Muzo
a toujours quelque
chose à dire
"Eduardum
occidere nolite timere bonum est"
M'sieu, M'sieu ! On a trouvé une drôle de phrase, dans not' livre d'histoire (*). Y paraît qu'elle veut dire un truc et le contraire en même temps... C'est possible, ça ?
Du
calme, du calme ! Prenez vos places ; nous allons voir ça. Tout le monde a
son cahier ? Bon. Alors, allons-y.
Pour construire
une phrase, il faut d'abord chercher le verbe.
Mais m'sieu, y a aussi des phrases sans verbes...
Bien observé, mon petit ! Tu peux m'en citer un exemple ?...
Ben, ch'sais pas, moi... euh... "Vae victis", par exemple.
Très
bien ! Mais justement, peut-on appeler cela une phrase ?... Nous
en reparlerons dans notre prochaine leçon. Culdoiseau, je vous ai vu !
Cessez de jeter des boulettes, ou ça sera quatre heures !
Le verbe, donc. Ben... euh... Merde ! y en a une chiée, là-dedans.
Ya presque rien que ça (ça sent l'entourloupe !): occidere,
nolite, timere, est.
Ouais, mais y a verbe et verbe, si tu vois Skejveudir (Skevjeudir c'est
le Turc de la classe). L'infinitif, qu'est-ce que c'est ? Une forme
NOMINALE du verbe: on vous l'a dit et redit. Donc, on vire "occidere" et "timere",
et on ne garde que les verbes qui ont une forme... une forme quoi ?...
CON - JU - GUEE. Hé oui, ça prouve que c'est des verbes qui
"verbent" pour de bon. Pas des faux-frères, quoi.
Il nous reste quoi ? "nolite" et "est". Deux verbes, deux phrases ;
ou, si elles jouent les tuyaux de poêle, deux propositions. Pour les
tuyaux de poêle, on verra ça plus tard. Ya des trucs, comme le
subjonctif, qui montrent à priori qu'on a affaire à une forme
"esclave", donc une subordonnée. Mais ici, ya pas; rien que des formes
franches et de plein exercice. Un impératif: "nolite", et un indicatif
présent: "est". Donc, a priori, deux phrases.
Bon, alors on commence par où ?
Par la plus forte, évidemment. Et un impératif, c'est rudement
plus costaud qu'un indicatif !
"Nolite", c'est quoi ça ? Où qu'il est mon Gaffiot ?..
Ah voilà: "Nolo, nolis, nolere: forme négative du verbe 'volo',
vouloir". Pas clair ce truc !
Ah, attends, y a des rajoutis en petits
caractères, comme dans les contrats d'assurances. ça dit quoi ?
"A l'impératif, Noli, nolite: servent d'auxiliaire pour former un impératif
négatif (expression d'une interdiction)". Eh ben, on y est! "Noli"
ou "Nolite" c'est, en gros, "Faut pas...". Mais faut pas quoi ?
Allez,
y nous faut un infinitif, maintenant. ça tombe bien, on en a une tripotée...
Ouais, n'exagérons rien. On en a deux: "occidere" et "timere". Donc,
"Faut pas tuer" ou "Faut pas craindre". Ça marche avec les deux ?
On va bien voir.
Bon, on essaye avec le premier.
Première version.
"Faut pas tuer". C'est tout ?
Ben, peut-être... Mais s'il s'agit de tuer quelqu'un, il faudra que
ce "quelqu'un"-là ait l'obligeance de se mettre à l'accusatif.
Sinon ya vice de forme ("solécisme", qu'ils appellent ça); on saisit la Cour européenne, et il en réchappe... comme
Papon!
Côté accusatif, qu'est-ce qu'on a ? Pas grand-chose: "Eduardum",
à tous les coups. "bonum", ça se discute: ça peut être
un nominatif neutre. Ah! et puis ya aussi l'autre infinitif, "timere", qui
peut valoir un accusatif (aux cas obliques, on aurait un gérondif)...
Un peu tordu, tout ça. Edouard fait une excellente victime. Adopté !
"Faut pas tuer Edouard"... ça se tient, non ? (Edouard, lui, il
est d'accord: il l'a échappée belle, le bougre !)
Et le reste, qu'est-ce qu'on fait du reste ? On repart comme en Quatorze,
on cherche le verbe.
Tiens, c'est pas bien malin, ça. Gros comme le
nez au milieu de la figure, qu'il est, ton verbe: c'est "est".
Ouais, mais
fais pas le mariole. C'est pas un verbe bien clair avec sujet au nominatif
et objet à l'accusatif. A lui, y lui faut un sujet au nominatif et
un attribut au même cas. On a quoi, dans le genre ? "bonum", puisqu'on
n'en a pas voulu comme accusatif; et toujours ces putain d'infinitifs: y reste
"timere". Ça fait quoi ? "Craindre, c'est bon", ou "(le) bon c'est
(de) craindre"... Blanc bonnet, bonnet blanc. Allez, on marche comme ça.
On avait dit quoi, déjà ? Ah oui, faut essayer l'autre. On y va.
Seconde version.
"Faut pas craindre...". Et rebelote !
Y nous faut un accusatif. Edouard, Edouard, t'es là ?
Sûr
qu'il est là. Alors allons-y: "Faut pas craindre Edouard..."
Attends
un peu ! Tu lui ferais confiance, à cet Edouard, avec la gueule
qu'il a ?...
Alors, craindre quoi ? Ah oui, ces putain d'infinitifs
qui peuvent être...
Ben oui ! "occidere" marche tout seul: "faut
pas craindre (de) tuer...". Et on sait déjà qui est la victime:
"... de tuer Edouard".
On arrête là ?
Ben, on pourrait encore
raccrocher "bonum": "bonum Eduardum", "le bon Edouard"... mais c'est vraiment
pas le genre du lascar. Sans compter qu'on se retrouverait avec un "est" tout
seul, dont on ne pourrait pas faire grand chose. Mieux vaut garder "bonum
est": "c'est bon", "c'est bien".
Et voilà !
Alors, Edouard ?... On le tue, ou on le tue pas ?
T'as pas une pièce, qu'on tire à pile ou face ?
Non, j'ai qu'un billet de mille.
Aboule toujours...
(*) M. Druon, Les rois maudits, tome 5, La Louve de France chap. VIII. [Retour au texte.]